Vaste mouvement européen qui, développé de1790
à1850 environ, bouleversa radicalement le visage de la littérature, de la
musique, de la philosophie et donna lieu à un renouveau de la peinture, le
romantisme, s'il reste rebelle à toute définition, implique un mode singulier
d'être au monde: être romantique, c'est «prendre au sérieux ses rêves», selon
le mot d'André Malraux, et vouloir que l'imaginaire appartienne au réel; rêves
d'ailleurs et d'utopies qui débouchent souvent sur une vision politique du
monde révoltée, voire révolutionnaire.
Être romantique, c'est aussi refuser
l'ordre du monde, en pressentant que cet ordre est un désordre qui n'intègre
que les nantis et les conformistes. C'est choisir la révolte, la différence
jusqu'à la mort au nom de la passion de l'absolu, dont l'amour humain est une
image possible, c'est avoir l'intuition du tragique de la condition humaine. Le
romantique est l'être de l'ombre et du silence, l'homme de la mélancolie qui
pourtant se projette dans des utopies, qui ose des révolutions, qui croit à
l'œuvre d'art comme lieu où vivre, lieu des harmonies possibles.
Actuellement, le romantisme pâtit d'une
image qui l'a singulièrement simplifié ou édulcoré: tantôt, réduit à son moment
historique d'apparition (la fin du XVIIIe siècle en Europe), il est compris
comme un mouvement littéraire parmi d'autres et opposé schématiquement au
classicisme, dont il serait l'ennemi; tantôt il passe pour l'expression
nostalgique et passéiste des vaincus de la Révolution française et s'applique à
ceux qui refusent le monde moderne et craignent l'avenir.
Des romantismes
Par ailleurs, il est plus juste de parler
des romantismes que du romantisme: phénomène européen, le romantisme ne s'est
pas constitué de façon simple sur une seule aire culturelle à partir de
laquelle il se serait diffusé. Né dans l'Europe du Nord – Angleterre et
Allemagne – au cours des trente dernières années du XVIIIe siècle, il s'est
largement développé en France après la Révolution, pour gagner ensuite
seulement les pays de l'Europe du Sud – Espagne et Italie. S'il est indéniable
que des traits distinctifs communs peuvent être dégagés entre les formes
diverses de ses actualisations, il est cependant impossible de considérer que
les points de départ, l'ampleur et les conséquences esthétiques des romantismes
anglais et allemand d'une part, français d'autre part, se recoupent. Les
premiers sont nés avant la Révolution française, dans des pays qui devaient
être durablement atteints par ce bouleversement de l'histoire, mais qui ne
l'avaient ni conduit ni vécu. Le second, de loin le plus contradictoire dans
ses manifestations, le plus décisif dans les ruptures qu'il a consommées et le
plus vivant (non seulement tout au long du XIXe siècle, mais aujourd'hui
encore), est sorti d'une réflexion sur la déchirure politique d'après1793,
d'une méditation sur un «avant» – l'Ancien Régime, disparu malgré les
illusoires tentatives de «restauration» – et un «après», le monde moderne,
aussi rempli de promesses que lourd de menaces.
L'Angleterre
Les romantiques anglais protestent non
seulement contre les artifices de la civilisation, la férocité de l'histoire,
mais encore contre les nouvelles formes de l'esclavage, l'aliénation, l'impitoyable
exploitation des pauvres par le capitalisme moderne: au moment où les
romantiques anglais de la première génération – William Blake (Chants
d'innocence,1789; Chants d'expérience,1794), Samuel Taylor Coleridge, auteur
avec William Wordsworth des Ballades lyriques (1798), véritable manifeste du
romantisme – s'engagent avec enthousiasme aux côtés des révolutionnaires
français, l'Angleterre a accompli sa révolution industrielle; elle est la
métropole du monde, c'est-à-dire qu'elle a condamné à la misère et au désespoir
les millions de travailleurs qui assurent sa puissance économique.
Le premier romantisme anglais
Les démunis, les pauvres, les outcasts sont
les interlocuteurs des poètes romantiques anglais et leurs héros favoris,
qu'ils rejoignent d'ailleurs dans un exil commun, une solitude totale et un
refus de la raison productive qui n'aboutit qu'à l'éviction des déshérités et à
l'égoïsme des nantis: le premier romantisme anglais est tourné vers la nature,
le féminin, l'enfance, encore préservés de la morale du profit (ce dont se
souviendra Vigny dans Chatterton, qu'il situera précisément en Angleterre).
Conscients que le désespoir moderne a pour origine l'oubli de la fraternité,
les poètes anglais ne promettent cependant aucune solution: ils ne sont ni
prophètes, ni voyants, ni guides, comme voudront l'être les Français. Ils
n'offrent que la déchirure, l'impuissance, le deuil, l'amour de l'ombre pour
l'ombre.
La deuxième génération romantique
Lord
Byron crie le mal de vivre (Pèlerinage de Childe Harold,1812) ou chante les
héros rebelles (Manfred,1817), avant de faire de lui-même une figure
emblématique du désespoir romantique par sa mort au milieu des insurgés grecs,
en1824; Percy Bysshe Shelley cherche une consolation pour l'homme dans la
nature (l'Ode au vent d'ouest,1820); John Keats (À un rossignol et Sur une urne
grecque,1820) approfondit la résonance intérieure d'une âme angoissée en quête
d'une cristallisation spirituelle et d'une beauté qu'il pense trouver dans
l'éternité de l'art grec.
John Keats, par Severn
Lord Byron
Tandis que l'Irlandais Charles Robert Maturin
(Melmoth, ou l'Homme errant,1820) poursuit la tradition du roman noir –
également représenté par le Frankenstein ou le Prométhée moderne (1817) de
l'épouse de Shelley, Mary Wollstonecraft –, sir Walter Scott, d'abord poète (la
Dame du lac,1810), s'impose avec le roman historique (Waverley,1814; Ivanhoé,1819;
Quentin Durward,1823). Quant à Thomas De Quincey, dans ses autobiographiques
Confessions d'un Anglais mangeur d'opium (1821, remaniées en1856), il explore
les thèmes de la douleur, de l'introspection, de l'abandon, du péché, des
forces secrètes qui manipulent l'homme, et célèbre l'art de rêver.
Sir
Walter Scott
L'Allemagne
Préfiguré en fait dès le mouvement connu
sous le nom de Sturm und Drang («Tempête et Élan») dans les années1770, le
romantisme allemand manifeste lui aussi son inscription dans une réalité
sociohistorique en plein bouleversement: d'abord parce qu'il est mouvement de
rupture avec le passé et mouvement d'opposition, le Sturm und Drang apparaît
comme le creuset des thèmes de la littérature du Nord, bruit de la mer et du
vent, bruyères sauvages, mélancolie, sentiment aigu de l'incomplet de la
destinée humaine.
Les précurseurs
Johann Georg Hamann, surnommé «le Mage du
Nord», s'était fait le défenseur de l'irrationalisme en philosophie; l'Allemand
Johann Gottfried Herder, le premier, avait contesté la supériorité de la
littérature antique sur la littérature moderne, salué Shakespeare comme le
poète du Nord par excellence et réinventé la tradition germanique (légendes
médiévales, culture et poésie populaires), tandis que l'Écossais James
Macpherson avait recueilli des chants populaires attribués au barde Ossian.
Les romantismes d'Iéna et d'Heidelberg
À leur suite, les jeunes écrivains du Sturm
und Drang élaborent une esthétique nouvelle: quête de la vérité, place immense
accordée au sentiment, valorisation du moi, passion pour la nature. Au nom de
la nature on peut en effet contester la tyrannie de la raison, les contraintes
sociales, les règles stériles héritées des Anciens. Le premier, le Sturm und
Drang exalte les grands créateurs et les grands révoltés ainsi que le génie
national. Werther est l'œuvre phare de ce mouvement, dont les romantiques
allemands à venir ne font que développer les promesses: autour des frères
August Wilhelm et Friedrich von Schlegel, fondateurs de la revue Athenäum, ce
sera le romantisme dit d'Iéna, à partir de1799, puis celui de Heidelberg
(1805-1808), autour d'Achim von Arnim et de Clemens Brentano, auquel se joint
sa sœur Bettina. Les jeunes intellectuels qui s'engagent dans le romantisme
allemand ont été fascinés par la Révolution française et profondément marqués
par le grand roman d'apprentissage de Goethe, Wilhelm Meister (1796), et se
passionnent pour la philosophie du sujet de Fichte et de Schelling. Ainsi
s'ouvre une période intense où s'invente le mélange des genres, où la
contradiction apparaît comme la loi même de la création. C'est l'époque où
Ludwig Tieck, dans Sternbald, le peintre voyageur (1798), met en place, sur
fond de rêve, une belle figure d'artiste, où Novalis, dans Henri d'Ofterdingen
(posthume,1802), développe le thème de la «fleur bleue», où la poésie lyrique
rêve d'embrasser la totalité du monde.
Un romantisme nationaliste
Jusqu'en1810, le romantisme allemand est
inventif: les premières années du XIXe siècle sont celles du retour aux sources
légendaires de la nation allemande (contes de Grimm, légendes des bords du
Rhin, personnages fascinants de la Lorelei et des ondines, dont la magie
séduira longtemps les poètes et les conteurs romantiques français, comme Hugo
et Nerval, et inspirera nombre de musiciens), celles des évocations
chevaleresques de Friedrich de La Motte-Fouqué (Ondine,1812), celles du recours
au fantastique d'Hoffmann enfin, dont les Contes étranges et inquiétants auront
une influence décisive sur Nodier, Gautier, Nerval et sur Balzac même. Grande
également sera l'influence sur les romantiques français des théories dramatiques
de Friedrich von Schiller, auteur de poésies lyriques (l'Hymne à la joie,1785)
et de drames historiques qui, des Brigands (1782) à Guillaume Tell (1804), fourniront l'argument de nombre
d'opéras.
Friedrich von Schiller
Hölderlin et Kleist
Tandis que Johann Paul Friedrich Richter,
dit Jean-Paul, s'attache avec sensibilité aux mystères du rêve, non sans humour
et ironie (le Titan,1800-1803), deux solitaires s'imposent: Friedrich
Hölderlin, romancier (Hyperion,1797-1799) et poète, auteur d'odes et d'hymnes
vibrant de mysticisme, vit dans un monde mythique où s'accomplit son expérience
du sacré; Heinrich von Kleist, auteur de comédies (la Cruche cassée,1808) et de
drames historiques (le Prince de Hombourg,1810), se suicidera en1811, avec son
amie, Henriette Vogel, après avoir déclaré: «Sache que mon âme au contact de la
sienne s'est faite mûre entièrement à la mort.» À propos de la passion qui
anime sa vie et son œuvre, singulièrement moderne par l'importance accordée à
l'inconscient et à la frénésie sexuelle, le critique français Marthe Robert
parlera de «dramaturgie de l'acte manqué».
La France
Victor Hugo
Les manifestations de cette sensibilité
nouvelle, qui passait par la mise en cause de tous les héritages et se modelait
sur les données d'une modernité ambiguë, n'ont naturellement pas été absentes
en France, dès avant la Révolution française: le jeune Goethe avait lu
Rousseau, dont le refus culturel est romantique, comme l'est sa célébration de
la différence d'un individu unique, irréductible à tout modèle (Confessions),
en extase dans la nature (Rêveries du promeneur solitaire), ou comme le sont
ses grandes utopies romanesques (la Nouvelle Héloïse) ou directement politiques
(le Contrat social). On peut soutenir de la même façon qu'est essentiellement
romantique la grande négation exprimée par le marquis de Sade. Les forces de
négation et de transgression, la relecture critique du passé et la valorisation
de l'individu par opposition aux hiérarchies sociales sont là, en France, bien
avant que l'histoire littéraire puisse parler de romantisme proprement dit.
Un premier héros romantique
La
singularité de l'expérience française – sa richesse exceptionnelle aussi –
tient aux contradictions et aux déchirures que la Révolution a laissées
derrière elle. En France, autour de1800, lorsque des textes fondateurs sont sur
le point de paraître (Chateaubriand: Atala, en1801, et, l'année suivante, le
Génie du christianisme et René, qui deviendra le modèle même du héros de la
première génération romantique), la notion de romantisme n'existe guère que
sous la forme de l'adjectif «romantique» (de l'anglais romantic), qui signifie
à la fois «romanesque» et «pittoresque», et celle de l'adjectif substantivé la
«romantique» (de l'allemand romantik), où il est question de retrouver le génie
des anciens peuples romans. Rousseau le premier a employé «romantique» dans les
Rêveries pour qualifier les rêves du lac de Bienne. Dans De la littérature
considérée dans son rapport avec les institutions sociales (1800), ouvrage
capital puisqu'elle y fait le bilan des littératures antiques et modernes, Mme
de Staël décrit la nature propre de la littérature du Nord, l'imagination
sombre qui la caractérise, note que seuls les Modernes ont atteint l'âge de la
mélancolie, mais ne voit aucune œuvre française qui exprimerait cette
sensibilité. Quelques années plus tard, dans De l'Allemagne (1813), elle
observe que «romantique» désigne la poésie chevaleresque en Allemagne.
Cependant, sans peut-être vraiment le savoir, Chateaubriand avait doté la
France de son premier jeune homme désespéré: René, partout en exil, perdu dans
les cités des hommes puis dans les déserts du Nouveau Monde, René errant sur
les landes bretonnes, souhaitant que se déchaînent les orages, René sans lieu
social possible – lui, l'enfant de la noblesse, le cadet de famille, quand
l'Ancien Régime est mort –, René amoureux, pour faire bonne mesure, de sa
propre sœur et que l'effroi de l'inceste chavire plus que tout.
Madame de Staël
La nostalgie des valeurs d'autrefois
L'origine du héros romantique n'est pas
mystérieuse: il est le fils de l'émigration, le fruit de la mort de l'ancien
ordre. Telle est la première inscription du romantisme français: les battus,
les exilés, les aristocrates ultras et qui ne veulent pas renoncer aux valeurs
d'autrefois.
Ultras, catholiques et poètes
Socialement, les premiers romantiques français
sont nobles, grands ou petits: François René de Chateaubriand, Alphonse de
Lamartine (dont le recueil poétique les Méditations, en1820, apparaît comme
fondateur et fédérateur), Alfred de Vigny, figure hautaine et austère, qui dit
avec distance son pessimisme et son goût du néant (Poèmes antiques et modernes,1826),
Alfred de Musset encore, qui, bien avant de devenir l'«enfant terrible du
romantisme», compose des poèmes intenses et tristes, inspirés des textes du
poète anglais Young: les Nuits (1835-1837), chronique sentimentale des
intermittences de son cœur. Avec d'autres (Théophile Gautier, Sainte-Beuve),
ils semblent cultiver le passéisme, les gravures jaunies, les fleurs séchées et
les mèches de cheveux au fond des médaillons. Ils sont souvent catholiques
(pour s'en moquer, les libéraux les traitent de «poètes de sacristie»), dans
des situations sociales précaires, en quête désespérée de valeurs nouvelles
auxquelles se prendre. Politiquement, ils sont ultras, ou en tout cas
monarchistes. Tel est aussi le jeune Hugo. Quand ils en avaient l'âge – c'est
le cas de Chateaubriand, non des autres: Hugo est né en1802, Lamartine en1790,
Vigny en1797, Musset en1810 –, les romantiques ont été en opposition à
Napoléon, ils ont voulu la Restauration. Esthétiquement, ils sont d'abord
poètes, avec un goût des vers et des mots dont l'extraordinaire création
hugolienne est le signe le plus criant; défenseur du trône et de l'autel,
romantique de la première heure, et notamment parce qu'il célèbre la
littérature «gothique» venue des romanciers anglais et de Walter Scott, Hugo se
jette dans la littérature avec plusieurs recueils poétiques: les Odes et
Ballades, bientôt les Orientales, où son changement de cap politique s'annonce.
Alfred de Musset
Alfred de Vigny
Alphonse de Lamartine
Désenchantement
Car tout, dans ces premières productions
des romantiques français, est extraordinairement compliqué: ces hommes de
droite, apparemment réactionnaires, disent surtout le tragique malaise d'une
génération perdue, en quête d'idéaux, et qui rencontre, en guise de héros, les
«industriels», les premiers capitalistes, ceux qui ont tiré de la Révolution
française tous les bénéfices qu'on pouvait en espérer, avant tout économiques.
C'est au monde bourgeois moderne qu'ils s'opposent, moins par nostalgie d'un
ordre mort – dont aucun n'a cru sérieusement qu'il était «restaurable» – que
par dégoût pour les «non-valeurs» que sont l'argent, l'échange, la réussite
dans un univers dégradé. Il fallait être tourné vers le passé pour critiquer
aussi impitoyablement le présent. Cette première génération romantique – celle
de1830 – a inventé ses mots pour se dire: mal du siècle, désenchantement
(Musset: la Confession d'un enfant du siècle,1836), et ses formes, l'élégie, la
poésie lyrique et personnelle.
Une mythologie du monde moderne
Cette première génération romantique est
bientôt rejointe par d'autres enfants du siècle, des plébéiens ceux-là, sans
tradition et sans châteaux en ruine à hanter, mais frappés du même mal à vivre.
Une génération de romanciers
Ils s'appellent Stendhal, Balzac, Hugo
encore, George Sand, Dumas, Eugène Sue. Ils viennent souvent (c'est le cas de
Stendhal) d'une autre expérience historique: celle de l'épopée impériale, puis
du libéralisme de gauche (autour du journal le Globe, qui a pris fait et cause
pour les guerres de libération, en particulier celle des Grecs contre
l'oppression turque), à moins qu'ils ne viennent de nulle part et entendent
s'imposer par la littérature, devenue une arme et un formidable moyen de
pression, maintenant que la presse s'est développée. Pour écrire, ils ont
choisi le roman, que l'histoire littéraire qualifiera plus tard de «réaliste»
mais qui, pleinement romantique, invente une mythologie du monde moderne.
L'itinéraire de leurs héros dessine leur programme: quand on s'ennuie à mourir
en France (sous la Restauration ou la monarchie de Juillet), on peut choisir de
cultiver ce désespoir, on peut tout tourner en dérision (les Jeunes-France,
provocateurs et déguisés), ou on peut, cyniquement, décider de réussir.
La foi romantique
Cette foi romantique, ce «vouloir-vivre»
quand même, c'est celui de bien des jeunes gens stendhaliens ou balzaciens:
celui de Julien Sorel (le Rouge et le Noir), celui de Raphaël (la Peau de
chagrin), celui de Lucien de Rubempré (Illusions perdues). Les romantiques ne
sont pas toujours suicidaires. En revanche, ils sont déçus, malheureux et, pour
finir, battus. La génération de1830 est bien celle des illusions perdues.
Encore, pour les perdre, fallait-il en avoir: Julien Sorel, fasciné par le
modèle impérial, mais assez pragmatique pour choisir la carrière
ecclésiastique, découvre finalement qu'il n'avait pas envie de réussir comme
«eux». Avec l'amour de deux femmes, il comprend que le sens est ailleurs et
c'est dans sa prison qu'il est le plus heureux. Lucien, d'abord adulé, reconnu
par le Tout-Paris, apprend à déchiffrer les grimaces du monde, la loi de la vie
moderne gouvernée par l'argent. Il en mourra, comme tous ceux qui étaient
authentiques et que la réalité de la société a brisés.
Un romantisme critique
Le fil qui noue entre elles ces diverses
manifestations du romantisme – «de droite» ou «de gauche», chez les poètes
nostalgiques et chez les romanciers réalistes critiques, auxquels il était
arrivé de tourner en dérision les rêveries, les brumes et le désespoir élégant
des premiers – est double: passéiste ou résolument tourné vers le ciel
contemporain, le romantisme est critique; il ne s'accommode pas de ce qui
existe, il dénonce la perte de foi, les solitudes nouvelles dans la
monstruosité des villes; il rappelle la sombre destinée de l'artiste, le grand
réprouvé, dont Hugo fait pourtant le mage et le pasteur du troupeau humain; il
montre les complicités qui unissent le jeune homme en quête du sens, les femmes
mal mariées, mal aimées, en quête d'autres chances et d'autres amours, et ceux
que décidément l'ordre social ne veut pas intégrer: les sauvages, les
marginaux, pourquoi pas les criminels (le Dernier Jour d'un condamné, de Hugo,
en1829; le Curé de village, de Balzac, en1839; bien plus tard, en1862, mais de
la même veine, les Misérables, encore de Hugo). Ainsi se dessine une nouvelle
trilogie, passionnée, généreuse, périlleuse, qui choisit toujours les valeurs
personnelles contre les pouvoirs et la mort, s'il le faut, pourvu qu'elle soit
le gage du sens. Par ailleurs, et en même temps, révolté et dynamique,
mélancolique et enthousiaste, le romantisme est prodigieusement créateur,
inventeur, dans tous les domaines et dans tous les genres.
Le théâtre, un terrain de lutte
Le romantisme français s'est constitué
contre les traditions, les héritages, le classicisme, et tout académisme.
Une remise en cause des règles
Honoré de Balzac
Il a multiplié les manifestes théoriques
comme autant d'actes de naissance légitimes et tonitruants: Stendhal, dans
Racine et Shakespeare (1823-1825), dont le titre est tout un programme, oppose
les systèmes dramatiques du classique par excellence et du génie théâtral du
Nord au profit de ce dernier. Il réclame la suppression des règles qui briment
la tragédie (les trois unités, la bienséance et la vraisemblance,
l'interdiction du mélange des genres) et des conventions qui tuent la comédie.
Il prône la même liberté en art qu'en politique et définit le romantisme très
simplement comme l'«art de présenter aux peuples les œuvres littéraires qui,
dans l'état actuel de leurs habitudes et de leurs croyances, sont susceptibles
de leur donner le plus de plaisir possible», autrement dit comme art moderne.
Quelques années plus tard, et alors que les deux tendances du romantisme ont
fusionné (grâce, notamment, à quelques salons intelligents et ouverts, comme
celui de Nodier, à l'Arsenal, où les monarchistes croisent les libéraux
sceptiques, et bientôt au cénacle hugolien), Hugo écrit le pamphlet
anticlassique et proromantique qu'est la Préface de Cromwell (1827).
Le drame romantique
Et c'est encore avec le théâtre que le
scandale advient lors de la mémorable «bataille d'Hernani» en1830. Avec le
triomphe d'Hernani, drame romantique de Hugo, c'est toute la nouvelle
conception qui a gagné: le théâtre a bien été une tribune. Y imposer
l'esthétique nouvelle, c'était assurer solidement les fondements théoriques et
idéologiques du romantisme. Le drame romantique se voulait totalité, liberté,
transfiguration: peindre totalement les choses, les êtres, l'histoire, en
n'oubliant jamais que la nature est toujours à la fois bonne et mauvaise,
grotesque et sublime, synthèse. Il faudra donc mélanger les genres, mélanger
les traits psychologiques et sociaux à l'intérieur d'un même personnage: dans
Ruy Blas (1838), de Hugo, don César de Bazan est grand d'Espagne en même temps
que bouffon encanaillé; quant au Lorenzo de Musset (Lorenzaccio,1834), il est
mâle et efféminé, corrompu et pur, cynique et idéaliste. La liberté du drame
romantique est à chercher du côté du refus des règles, avec cependant une
différence entre Hugo, qui persiste à écrire en vers, et d'autres (de Vigny à
Musset,) qui osent la prose. Enfin, cette «transfiguration» consubstantielle au
drame, selon Hugo, procède de la liberté absolue du créateur, dont l'écriture
et la puissance démiurgique choisissent leurs sujets dans la nature et dans
l'histoire.
L'histoire et la religion
L'apport le plus visible du romantisme à la
scène est sa passion pour l'histoire: on y retrouve les origines politiques et
nationales du romantisme, sa volonté de prendre en compte le devenir des hommes
réels, mais aussi sa foi dans la possible transformation de la destinée des
hommes.
L'histoire romantique
L'histoire romantique – ou l'histoire tout
court, car c'est le romantisme qui invente l'histoire moderne – évoque,
ressuscite le passé, bien plus qu'elle ne le raconte: couleur locale,
esthétique des contrastes, grandes scènes du passé (avec une prédilection pour
le Moyen Âge, les croisades, la Renaissance) rapprochent histoire et fiction.
De Chateaubriand à Michelet, l'histoire se fait poétique, inspirée, invente le
peuple comme héros et nourrit le roman (historique, social, politique) autant
qu'elle se nourrit de lui. Ce goût de l'histoire explique non seulement la
passion romantique pour la philosophie de l'histoire (des premiers tomes de
l'Histoire de France, de Michelet, à partir de1833, à De la démocratie en
Amérique, de Tocqueville, en1836), mais également la richesse de la pensée
utopiste: sur les ruines de l'Ancien Régime, et aussi sur la déception née de
la société moderne, Saint-Simon (Catéchisme des industriels,1823-1824), Fourier
(Traité de l'harmonie universelle,1821; le Nouveau Monde industriel et
sociétaire,1829) rêvent d'autres modèles de société fondés sur la fraternité et
l'égalité.
Le catholicisme
Le mouvement utopiste romantique trouve des
soutiens énergiques chez un certain nombre de penseurs catholiques qui
affrontent la question sociale et politique et veulent un catholicisme libéral,
proche des humbles, capable de régénérer l'humanité.
Au nombre de ces catholiques humanitaires,
plus proches des socialistes qui veulent alléger le fardeau des hommes que des
défenseurs du dogme romain, il y a La Mennais (Paroles d'un croyant,1834),
Montalembert, Lacordaire. La composante catholique du romantisme français mêle
le rêve d'un avenir spirituel, l'utopie d'une harmonie retrouvée entre l'homme
et la nature, l'aspiration socialiste à la fraternité et au respect de chacun.
Elle a pu colorer nombre de productions romanesques ou poétiques qui ne se
réclamaient pas directement du catholicisme (les romans socialistes de George
Sand, par exemple).
Derniers feux
Lorsque le drame de Hugo les Burgraves fait un
four, en1843, il semble que disparaisse un certain romantisme, celui d'un
certain moment historique; il a produit des bouleversements radicaux, il a
beaucoup osé, beaucoup inventé et puis il est devenu à son tour une esthétique
en place. Tellement en place, d'ailleurs, qu'elle est définissable, marquée par
certains thèmes, certains clichés, certaines tournures: Flaubert en a donné à
la fois la forme et la caricature dans Madame Bovary. Rimbaud, quinze ans plus
tard, tordra définitivement le cou à ce qui pouvait rester du romantisme et qui
n'était plus rien que recettes de fabrication.
Gustave Flaubert
Les petits romantiques
Un autre romantisme a survécu à la chute
des Burgraves, et celui-là est toujours vivant. C'est le romantisme de la nuit,
de la folie, de l'expérience tragique de toutes les limites, de tous les
ailleurs: les romantiques ont beaucoup voyagé, mais les voyages de ceux-là sont
les plus lointains, puisque c'est en eux-mêmes qu'ils se perdent. On les
appelle traditionnellement les «petits» romantiques parce que leurs œuvres sont
plus minces, plus éclatées surtout que celles des «grands», mais avant tout
parce qu'elles sont inclassables. Ce sont de vrais bohèmes (ceux qui meurent de
froid, de faim, ceux qui hantent les quartiers sordides de Paris, où on les
retrouve parfois morts, comme Gérard de Nerval), les marginaux, les révoltés
qui font peur: «bousingots», «frénétiques», «lycanthropes» (Philotée O'Neddy,
Xavier Forneret, Pétrus Borel, Aloysius Bertrand, mais aussi Charles Nodier et
Nerval). En marge de tout, ils sont vraiment la part noire du romantisme, celle
que fascinent l'occultisme, le souvenir des illuministes du XVIIIe siècle, la
nécromancie.
Le romantisme du mystère
Un même goût pour le mystère, pour ce qui
appartient aux mondes qui nous échappent, rapproche les romantismes européens:
en France, c'est vers1840 que les poèmes de Novalis (grand poète allemand mort
en1801), les contes fantastiques d'Hoffmann, les romans gothiques de Walter
Scott et les romans noirs d'Ann Radcliffe ou de Lewis sont le plus lus. Cette
inspiration nourrit de sombres mélodrames, des poèmes en prose déroutants
(Gaspard de la nuit, d'Aloysius Bertrand), des romans frénétiques (Madame
Putiphar, de Borel), des autobiographies morbides (les Roueries de Trialph, de
Lassailly; les Mémoires d'un fou, du tout jeune Flaubert). Elle a contribué à
donner au fantastique une place qui n'a fait que grandir, d'autant que Gautier,
dans ses contes, Hugo dans des romans comme Han d'Islande ou Notre-Dame de
Paris et Nodier avec Trilby ou la Fée aux miettes n'ont boudé ni la mode noire
ni le surnaturel.
Gérard de Nerval
On se tromperait toutefois en pensant qu'il
ne s'agissait que de quelques poncifs et de quelques oripeaux. Car ces romantiques
exploraient les mirages, les mondes inconnus, les frontières fragiles où
l'imaginaire vient recouvrir le réel et où il n'est plus possible de faire la
différence: d'avoir ainsi revendiqué cet «épanchement du songe dans la vie
réelle» a conduit Nerval dans la folie qu'on enferme, au terme d'un itinéraire
pathétique dont les jalons sont des œuvres mystérieuses et belles – les Filles
du feu et les Chimères (1854), Aurélia (1855). Le ténébreux, le veuf d'un
veuvage ontologique, l'inconsolé à jamais a cherché dans la douleur une
identité introuvable, et l'obscurité de ses textes, authentique et cruelle, est
l'image juste de ce dont le romantisme était porteur: la conscience de l'infini
au cœur de l'être, dont la poésie s'approche lorsqu'elle ose être ce qui «n'est
complètement vrai que dans un autre monde» (Baudelaire).
La flamme romantique
Baudelaire et Rimbaud, Lautréamont, André
Breton au XXe siècle, Julien Gracq et tous ceux, poètes, romanciers, peintres,
musiciens plus encore – car dans la quête de cet au-delà où vibrent le sens et
la beauté, la musique va plus loin que les mots –, qui aujourd'hui refusent
l'antihumanisme technologique, la mécanisation, la loi du marché; tous ceux qui
ne se résoudront jamais à ce que l'avoir prenne la place de l'être, à ce que la
passion meure, à ce que la poésie et l'imagination soient vaincues par le
calcul froid et la raison capitaliste; tous ceux que le passé hante, qui savent
que les paradis véritables sont les paradis qu'on a perdus (Proust), les
amoureux de l'enfance et de la nature, les amants enfin, sensibles à la fêlure
dans l'autre et à la qualité d'une émotion, tous ceux-là maintiennent brûlante
la flamme romantique et parlent pour une autre culture, une possible harmonie
entre l'homme et le monde, l'espoir d'une communauté idéale.
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